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Entretien
accordé par le guitariste Jerry Cantrell peu de
temps après la sortie de son album solo "Degradation
Trip" et la mort tragique (overdose) du chanteur
Lane Staley.
Question
: On a juste envie de te demander comment tu te
sens aujourd'hui, sans faire le moindre commentaire
déplacé?
Réponse
: Je ne me sens pas bien du tout et ça m'est vraiment
difficile de t'en parler maintenant. J'ai perdu
en même temps l'un de mes meilleurs amis, mon partenaire
le plus créatif et mon groupe, tout sempble s'être
écroulé du jour au lendemain. C'est un coup terrible!
Tout ce que je peux faire personnellement est de
continuer et parfois je ne sais pas comment. Mais
j'y arriverai.
Question
: Quand as-tu écrit les chansons de "Degradation
Trip"?
Réponse
: Peu de temps après la sortie de "Boggy Depot"
en 1998. J'ai tourné en première partie de Metallica
pendant l'été, et ensuite en solo jusqu'au mois
de novembre. Littéralement une semaine plus tard,
j'ai commencé à travailler sur le nouvel album.
Je
me suis enfermé chez moi et c'est difficile à expliquer,
mais j'ai écrit 25 chansons qui représentent exactement
ce que je ressentais au moment où je les ai écrites.
De toutes façons je ne suis pas le genre d'auteur
capable de s'asseoir pour composer dans un style
donné, je ne pourrais pas faire cela.
Question
: D'où viens le titre de l'album?
Réponse
: "Degradation Trip"? C'est exactement
ce qui m'est arrivé pendant que je travaillais sur
cet album. Tout semblait s'écrouler autour de moi,
le chaos total. J'ai commencé en pensant que le
disque allait sortir sur le label Columbia, qui
s'occupait d'Alice In Chains, mais j'ai eu des problèmes
avec eux parce que je voulais le contrôle total
de ce que je faisais.
En résumé, je proposais
de leur amener le master terminé et ils le sortaient
tel quel. Ils voulaient me "conseiller"
ce que je devais faire et j'ai refusé. Finalement,
ils m'ont coupé les vivres en plein milieu du projet.
J'étais en fin de contrat. "Degradation Trip"
aurait été mon dernier album pour eux de toute façon.
Je me suis retrouvé avec ma musique, mais sans argent
et j'ai hypothéqué ma maison pour continuer à travailler
sur l'album.
J'étais seul, plus de label
et pas de manager. J'étais sans producteur également,
j'avais commencé avec Dave Jerden et nous nous sommes
séparés parce que nous ne voyions plus les choses
de la même manière.
Question
: Que s'est-il passé ?
Réponse
: Je pensais que nous arriverions à enregistrer
un grand album ensemble. Avec les chansons que j'avais,
j'étais sûr qu'il était le producteur qu'il me fallait.
Dave a produit « Dirt » pour Alice In Chain et c'est
l'un de mes disques préférés du groupe, avec exactement
le son brutal que je recherchais pour « Dégradation
Trip ».
Mais je ne sais pas pourquoi, nous
n'avons pas pu trouver un terrain d'entente, nos
rapports étaient agressifs et stériles. Je crois
que Dave a flippé sur ma situation, il n'y croyait
plus. Alors je l'ai viré et j'ai commencé à produire
l'album moi-même. J'ai engagé un ingénieur du son,
Jeff Tomei et il est tellement bon qu'il a fini
par co-produire avec moi. Jeff est phénoménal, un
grand fan de George Martin et des Beatles et cela
s'entend sur mon disque. A partir du moment où j'ai
commencé à travailler avec Jeff; tout a commencé
à aller mieux, tout est devenu plus positif.
Question
: Le groupe que tu as formé pour t'accompagner en
studio, par exemple ?
Réponse
: Exactement. Mike Bordin, le batteur de Faith No
More, et Robert Trujillo, bassiste de Suicidal Tendencies.
Ils jouent aussi avec Ozzy. Leur son est incroyable,
ce n'est pas un groupe venu juste m'accompagner
pour repartir le lendemain, c'est un vrai groupe
!
J'ai d'abord parlé à Mike Bordin et le
courant passait entre nous. Je lui ai donné une
bande de mes chansons en lui recommandant spécifiquement
de ne la faire écouter à personne, mais il l’a passée
à Trujillo et je lui en ai vraiment voulu pendant
à peu près une journée. Mais il m'a proposé de faire
un test en studio tous les trois et, dès que nous
avons commencé à jouer, il était évident que c'était
la bonne configuration. Mike et Robert jouent avec
Ozzy Osbourne depuis plus de deux ans maintenant.
Je crois que Bordin a aussi fait quelques concerts
avec Black Sabbath, je pense qu'il a joué en studio
avec eux aussi.
Question
: "Degradation Trip" est beaucoup plus
rock, voire heavy, que Boggy Depot. À quoi tient
la différence ?
Réponse
: Dans mon attitude d'abord, j'ai volontairement
cherché des riffs de guitare killer. C'est certainement
très différent de « Boggy Depot », où il y avait
beaucoup d'invités de marque, Les Claypool de Primus,
Norwood Fisher de Fishbone, Rex Brown de Pantera,
et Mike Inez. C'est bien mais cela peut aussi restreindre
un peu l'énergie parfois. Sur « Degradation Trip
», c'est juste Mike, Robert et moi, à haute puissance
et il n'y a qu'un seul invité, Chris De Garmo (ex
Queensrÿche), sur "Anger Rising".
Question
: Quels sujets abordes-tu dans tes chansons ?
Tout
ce qui constitue ma vie. "Angel Eyes"
évoque la seule fille que j'ai aimée, et je l'aime
encore. Son nom est Courtney mais ce n'est pas la
Courtney (Love) à laquelle vous pensez, heureusement
! Nous nous parlons toujours et elle me manque terriblement,
elle a laissé une marque indélébile dans ma vie.
J'ai dû m'habituer à vivre sans elle. Elle m'a quitté
avant que j'écrive les chansons de « Degradation
Trip » et j'ai dû m'accoutumer à la solitude.
C'est
un peu pour cette raison que je me suis enfermé
chez moi comme un savant fou, en écrivant toutes
ces chansons. Cela a provoqué en moi une tempête
de créativité dont je n'avais jamais fait l'expérience
avant ce disque. Quand j'attaquais une chanson,
il m'était impossible de la laisser avant qu'elle
soit terminée.
Question
: Il y a d'autres thèmes, comme "Anger Rising"...
Réponse
: C'est une sorte de montage composite de souvenirs
d'enfances, les miens, mais aussi ceux d'autres
gens avec qui j'en ai parlé. Toutes les injustices
que tu peux subir et la colère inexprimable que
cela provoque en toi, mais aussi le fait de grandir
et d'aller au-delà de cette colère. Je crois que
ma conclusion est qu'il faut savoir accepter le
passé, et continuer à avancer, à la fin il y a toujours
un moyen de pardonner. J'ai aussi écrit "Bargain
Basement Howard Hughes" pour décrire ce qui
m'arrivait pendant que j'étais enfermé chez moi.
Howard Hughes était un milliardaire célèbre
mais il a passé les vingt dernières années de sa
vie dans son lit, sans jamais voir personne ni sortir
de chez lui. Dans mon cas c'est aussi autobiographique,
mais cela n'a duré que quelques mois.
Question
: Quelle est ta méthode d'écriture?
Réponse
: Il faut que ce soit naturel. Je ne fabrique pas
de l'angoisse au kilomètre. Je sais de quoi il s'agit
parce que j'ai essayé de faire exactement cela au
début d'Alice In Chains, il y a plus de dix ans.
Mais ça ne fonctionne pas, je peux seulement écrire
quand j'ai un besoin brûlant de le faire. Je trouve
un riff et les paroles viennent d'elles-mêmes. C'est
un processus qui n'est pas cérébral, je ne tiens
pas de journal personnel, tout est dans ma tête.
Par contre, j'enregistre toute mes idées sur un
petit 4-piste portable. Tout ce dont j'ai besoin
est dans mes guitares et dans le portable. Une électrique,
une acoustique et le 4-pistes, c'est comme cela
que j'ai écrit l'album.
Question
: Tu as écrit vingt cinq originaux, mais il n'y
en a que douze sur « Degradation Trip ». Que vas-tu
faire des autres titres ?
Réponse
: Au départ c'était supposé être un double CD, avec
toutes les chansons. Mais après avoir signé avec
mon nouveau label, Roadrunner, j'ai pensé qu'il
serait mieux de diviser le tout en deux albums.
Le second sortira l'année prochaine.
Question
: Mentalement, est-ce difficile pour toi d'être
passé du rôle de guitariste d'Alice In Chains à
celui d'artiste solo qui occupe le devant de la
scène ?
Réponse
: Bien sûr, mais là encore c'est une question d'évolution.
J'y travaille sans arrêt et maintenant j'ai un peu
plus d'expérience dans ce domaine. Je me sens un
peu plus à l'aise que pendant la tournée « Boggy
Depot ». Je ne dirais pas cependant que c'est naturel
pour moi. Il y a des jours où je voudrais être juste
un guitariste qui s'occupe des solos et fait quelques
choeurs dans le micro plutôt que d'avoir à chanter
sur chaque chanson du répertoire.
Cette
période de ma vie me manque parce que j'ai l'impression
que j'avais alors plus de liberté. Je crois que
je préférais être avec Mike Inez, à l'arrière de
la scène, et m'avancer de temps en temps pour un
solo. Je pouvais aussi bouger plus, secouer la tête,
sans avoir à me préoccuper de garder mon souffle
pour chanter. Maintenant, il faut que je porte une
plus grande attention au moment exact où je dois
commencer à chanter. Je suis plus attaché au centre
de la scène, les gens me regardent et me jugent.
Le micro de chanteur principal me restreint, mais
je commence à trouver mon rythme et je sais maintenant
séparer le chant et les solos, sans perte inutile
d'énergie.
Question
: Tu a décidé de refaire plus souvent de la scène
?
Réponse
: J'ai fait une tournée avec les nouvelles chansons,
des concerts dans des clubs, avec une audience en
majorité punk. C'était super, nous avons joué des
titres d'Alice In Chains aussi. Je n'avais pas joué
ces morceaux depuis longtemps et il y avait pour
moi une énergie magnétique très intense quand je
les chantais. Le public devenait fou à chaque fois
que je ressortais ces titres, alors j'ai établi
un répertoire qui comprend une moitié de mes chansons
et l'autre moitié vient d'Alice In Chains. Nous
jouons en tout pendant une heure et demi.
Question
: Tu te sens toujours connecté à Alice In Chains
?
Réponse
: Oui, et ce sera toujours ainsi. Cela fait partie
de ma vie, c'est aussi mon expérience personnelle...
Question
: Tu vas tourner ailleurs aux Etats-Unis et ailleurs
?
Réponse
: Tout l'été, nous avons prévu pas mal de concerts,
dont une bonne vingtaine de dates avec Nickelback,
mais aussi des show cases en radio, je pense aussi
venir jouer en Europe. Il est possible que je participe
au festival Ozzfest. Je n'ai jamais joué en Europe
auparavant, même avec Alice In Chains. Ce sera intéressant
de découvrir la mentalité d'un festival européen,
j'ai participé à beaucoup de festivals US et je
suis curieux de voir s'il y a une différence.
Question
: Que penses-tu de la nouvelle vague de Nu-Metal?
Réponse
: J'espère que cela génèrera un nouveau son plus
rock, nous verrons bien. La musique doit changer
pour rester fraîche. C'est comme labourer un champ,
il faut retourner de la terre nouvelle et enterrer
celle qui était à la surface pour obtenir quelque
chose de nouveau, mais là encore la terre ancienne
finit toujours par refaire surface, elle est toujours
là, en tous cas.
Je crois qu'avec ce disque
je suis là au bon moment. Je suis fier de cet album,
il reste à voir ce qu'en pensera le public, mais
en ce qui me concerne, je sais que j'ai fait quelque
chose qui signifie beaucoup pour moi et je peux
vivre avec cela, je me sentirai bien en le communiquant
sur scène, en le jouant pour le public.
Question
: Où vis-tu actuellement?
Réponse
: Dans le ranch de mon père en Oklahoma, il y a
des chevaux et du bétail. Le ranch est dans la famille
depuis longtemps mais mon père et moi avons construit
une maison confortable et c'est un endroit où je
peux me retirer du monde quand il le faut. C'est
une terre sacrée dont ma famille a les droits depuis
que l'Oklahoma est devenu un état. Avec la vente
du bétail, nous arrivons à nous suffire à nous-même
et c'est ce qui est important. Mon album solo précédent
faisait allusion à ce ranch, le sud ouest de l'Oklahoma
est appelé Boggy Department. Mais je n'en dirai
pas plus à vous de chercher si vous voulez me trouver.

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