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Chick Corea

Pianiste
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Chick Corea : "J’ai grandi avec la musique de Bud Powell, il a été ma première grande influence. J’ai écouté attentivement ses enregistrements en leader comme en formation avec Gillespie, Charlie Parker, etc. Powell m’a vraiment inspiré et, pendant des années, son feeling est resté très présent dans ma mémoire. Les premiers «professeurs» marquent toujours profondément.

Les années passant, j’ai réalisé que Bud était mort relativement jeune, et n’avait pas eu l’occasion de se faire suffisamment connaître du grand public. Or, la musique de Bud, ses compositions, sont profondes, puissantes. Pendant des années je n’ai cessé de me répéter que je devais faire quelque chose pour le faire mieux connaître, pour montrer aux gens mon amour pour sa musique. J’en ai parlé en 1995 à Roy Haynes, qui avait joué avec Bud dans les années 1940-50, et l’idée lui a plû. En 1996, nous avons réuni un quintette et nous avons réalisé un hommage. Chacun des membres de la formation, avec son approche personnelle, a permis de donner une vision pluridimensionnelle de Bud Powell, dans et au-delà du bebop.

Question : Qu’est-ce que le « bebop » pour vous ?

Réponse : « Bebop » n’est qu’un mot. Comme « jazz » et bien d’autres noms donnés à des styles musicaux, qui sont simplement nés de l’imagination de certains critiques ou journalistes. C’est votre travail à vous, qui écrivez sur cette musique, de voir ce que nous faisons et d’y donner un nom. Mais les musiciens n’utilisent pas vraiment ces mots. Nous parlons rarement de « jazz », de « bebop »… Nous parlons plus facilement de choses précises : de « l’orchestre de Miles dans les années 60 », de « Coltrane avec Monk », de l’influence de Belá Bartok sur Duke Ellington, etc. Nous parlons de musiciens, de projets précis.

Question : Comment avez-vous découvert Bud Powell ?

Réponse : Mon père, qui était trompettiste et m’a appris la musique, avait des 78-tours. Quand j’ai commencé à écouter de la musique, j’ai bien sûr commencé par la discothèque de mon père, et par des Bud Powell. Et ça a tout de suite confirmé mes propres choix. Quand j’étais petit, mon père avait son propre orchestre, et tous les musiciens venaient à la maison après le concert. Ma mère leur faisaient des œufs et des pommes de terre sautées, tard dans la nuit.

Je me levais, et j’allais traîner avec eux, c’était tous des copains, des gens très libres entre eux… J’adorais cette atmosphère, qui correspondait parfaitement à la musique qu’ils faisaient : détendue, relax… Et pour moi c’est ça le jazz. L’une des choses que j’aime dans le jazz, c’est ce côté très intime, familial. Le jazz n’a pas besoin des projecteurs ou des caméras de télévision. Il s’agit d’abord, dans le jazz, de faire de la musique ensemble…

On peut ensuite passer à des grosses productions, mais il faut que demeure ce côté relax. Mon père a été très important pour moi. C’était un très bon musicien, qui écrivait, composait, arrangeait et jouait brillamment de la trompette. Mais, encore plus important peut-être, c’était un père très gentil, très compréhensif, qui ne m’a jamais empêché de faire ce que je voulais, qui n’a jamais cherché à m’influencer. Il voyait que j’étais spontanément très intéressé, très actif, et il m’a laissé toute liberté de faire ce que je voulais. Le plus beau cadeau que mon père m’ait jamais fait, c’est la liberté.

Question : Envisagez-vous de lui consacrer un hommage ?

Réponse : Je l’ai fait, plusieurs fois. J’ai écrit un thème, que je joue souvent, qui s’intitule Armando’s Rumba, qui lui est dédié, et j’ai écrit beaucoup d’autres thèmes pour lui. Peut-être un jour ferai-je davantage. Il a été très important dans ma vie.

Question : Que cherchez-vous à faire avec votre musique ?

Réponse : Mon but est que ma musique illumine la vie des gens, les inspire et nous rapproche tous sur un plan créatif. L’artiste n’est pas seulement un professionnel qui fait de l’argent. Il n’y a pas un seul être vivant qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, artiste. Il est dans notre nature de savoir apprécier la beauté, d’avoir envie de créer… Nous avons tous des familles où une mère ou une grand-mère cuisine merveilleusement, et il y a tellement d’art là-dedans ! Sans compter la manière de présenter la table... Une mère, c’est souvent celle qui met une touche de beauté dans votre vie… Mon but est donc de maintenir, d’entretenir cette créativité chez les gens, avec ma musique.

Question : Près de quarante ans après l’arrivée des synthétiseurs, vous réjouissez-vous de la « résistance » du piano acoustique ?

Réponse : Bien sûr, parce que le piano est mon premier et principal instrument et le demeurera probablement. Mais j’estime que les instruments que nous utilisons sont moins importants que notre façon de les utiliser. Bien entendu, j’ai grandi en jouant du piano acoustique, et je suis ravi qu’il soit toujours très présent… Mais il y a des cultures, en Orient par exemple, où le piano n’existe pas, et où il existe d’autres instruments qui permettent de faire une musique passionnante. Ce n’est pas l’instrument qui compte, c’est ce que vous en faites.

Question : A propos de piano acoustique encore, envisagez-vous, comme vous l'avez fait autrefois, de rejouer en duo avec Herbie Hancock ?

Réponse : Je l’espère, j’aime beaucoup Herbie, et je suis très fier des choses que nous avons faites ensemble. Mais il est vrai aussi que l’un de mes principes dans la vie est de ne pas revenir sur les succès passés. Je suis ravi que les gens s’en souviennent, qu’ils aiment ça, mais j’ai besoin d’être impliqué dans l’instant présent, dans quelque chose de nouveau et de créatif. Si Herbie et moi devions créer quelque chose de nouveau, je serais ravi de le faire. Par exemple si nous écrivions un concerto pour deux pianos et orchestres… Quelque chose de différent de ce que nous avons fait dans le passé en tout cas.

Question : Avez-vous l’impression de devenir meilleur en avançant dans votre vie, de vous approcher davantage de ce que vous recherchez ?

Réponse : L’être humain aime « accomplir » quelque chose. Quand on y arrive, on se sent bien, content de soi, on prend confiance en soi. Quand l’orchestre joue bien, quand le concert se passe bien, quand le public réagit bien, je suis heureux.

Question : Quelle est aujourd’hui l’importance des festivals dans la carrière d’un musicien de jazz ?

Réponse : Ce que j’aime dans le principe du festival, c’est qu’il permet de faire entendre notre musique à beaucoup de gens, qui viennent parce qu’ils aiment l’environnement, l’ambiance festivalière – qui est d’abord une manifestation sociale. L’aspect négatif du festival, c’est que si notre musique n’est présentée que dans ce cadre-là, on va finir par perdre une grande partie de son aspect créatif, simplement parce que ce cadre n’est pas assez intime pour elle. Nous avons toujours besoin de clubs, de petites salles, de salles de quartier. Si nous perdons ça, la musique deviendra une musique de musée.

Question : Le club reste donc pour vous un lieu important…

Réponse : Oui, pour le jazz en général. Quand l’art entre dans le domaine de la marchandise – où il s’agit de vendre des disques, des tableaux, etc. --, l’artiste doit chercher la diffusion maximale, mais la genèse de la créativité se fait là où les artistes se retrouvent pour se confronter, et même si ça ne rapporte pas beaucoup d’argent, c’est important. C’est une étape dans la création de la musique qu’on a tendance à supprimer et à remplacer, hélas, par de la « production ».


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