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Charlie
Mingus interrogé par 2 journalistes de Jazz Magazine
en Juin 1964...
Question
:
Un certain
nombre de critiques américains paraissent nourrir à votre
égard une hostilité de principe. Croyez-vous que celle-ci
soit fondée uniquement sur des critères musicaux ou bien
ne résulterait-elle pas plutôt de la virulence de vos prises
de position sociales et politiques ?
Réponse
: En réalité, je n’en ai aucune idée. Peut-être
ne m’aimez-vous pas non plus. Les critiques ne peuvent supporter
qu’un Noir leur parle ou se comporte comme le ferait un Blanc. Cela
n’est d’ailleurs pas seulement vrai pour le domaine de la musique.
Le même genre de problème se pose à moi presque continuellement
dans ma vie de tous les jours. Dernièrement, je suis entré
dans un magasin de Copenhague pour acheter une chemise. Le directeur de
la tournée nous avait quittés un instant. J’ai demandé
au vendeur de me présenter ce qu’il avait de meilleur. J’ai
fait mon choix.
J’ai payé puis, après avoir attendu
un moment sans résultat, je me suis décidé à
réclamer ma monnaie. C’est alors qu’on a refusé
de me donner ce qui m’était dû. C’est scandaleux
! Les Blancs sont traités différemment. Quand ma femme,
qui est blanche, va dans un magasin, il n’arrive jamais qu’on
refuse de lui rendre sa monnaie. Moi, je me suis fait voler. J'ai payé
10 dollars une chemise qui n'en valait que 5 et, par-dessus le marché,
je ne suis pas parvenu à récupérer mon argent. Il
paraît que le vendeur n’a pas apprécié la manière
dont j’ai formulé ma réclamation. Mais l'histoire ne
s’arrête pas là. Comme je menaçais de faire appel
à la police, c’est lui qui le premier l’a fait venir.
Un flic s’est présenté presque aussitôt. Il ne
m’a pas adressé la parole, n’a même pas cherché
à savoir de quel côté était la vérité.
J’étais noir, donc j’avais tort. Je ne sais pas si en
France les policiers sont plus aimables, mais ceux que j'ai rencontrés
jusqu’ici en Europe n’étaient pas particulièrement
bien intentionnés. Celui dont je vous parle m’est tombé
dessus à bras raccourcis et m’a tellement abîmé
l’épaule que j’ai été obligé de
me faire soigner à l’hôpital et n’ai pas été
en état de jouer ce soir-là. C’est insensé !
Question
:.Croyez-vous que cet incident
est arrivé à cause de la couleur de votre peau ?
Réponse
: Mais bien sûr ! Je pourrais vous raconter bien d’autres
anecdotes comparables à celle-ci. Même vos chauffeurs de
taxi ne cachent pas leurs préjugés raciaux. Hier, à
mon arrivée, ils ralentissaient quand je leur faisais signe; mais,
dès qu’ils s’apercevaient que j’ai le teint sombre,
ils redémarraient aussitôt pour aller prendre le Blanc le
plus proche.
Question
:Votre opinion est en contradiction
avec celle de la plupart des jazzmen que nous avons eu l’occasion
d'interviewer. Pour eux, le racisme en Europe est loin d’être
absent mais il n’est jamais systématique.
Réponse
:De qui vous moquez-vous? Personne ne peut comprendre cet état
de choses s’il n’est pas noir. Voulez-vous encore un exemple
? Hier soir, quand je suis entré dans cet hôtel, la réceptionniste
m’a traité comme si j’étais le dernier des chiens.
J’ai bien saisi son manège bien qu’elle ne parlât
pas un mot d’anglais. Elle a discuté un instant avec le chauffeur
et, rien qu’à son comportement, j’ai tout de suite compris
ses sentiments à mon égard.
Pour percevoir la haine, il
n’est pas indispensable de savoir ce que les gens disent. L’hostilité
se reconnaît souvent simplement au son de la voix. L’amour,
la haine, cela s’exprime d’abord par des sonorités, des
inflexions de voix, non des paroles. Vous, je ne vous déteste pas.
Ce que je déplore, c’est cette situation dans laquelle je
me débats. Je n’ai pas envie de parler. Pourquoi tenez-vous
tellement à discuter avec moi ?
Question
:Sans doute parce que nous pensons
que cette conversation peut nous aider à comprendre certains aspects
de votre musique.
Réponse
:Pour moi, ce genre d’interview ne présente aucun intérêt.
Aux Etats-Unis, il a été écrit sur moi plus d’articles
que sur n’importe quel autre musicien; il n’empêche que
je gagne moins d’argent que la plupart de mes confrères. George
Wein est le premier manager qui soit parvenu à mettre sur pied
une tournée européenne pour mon orchestre. Mais cette tournée
a été mal organisée. Il a tellement rapproché
les concerts qu’il a failli tuer mon trompettiste. J’ai dormi
quatre heures en cinq jours. Je n’ai pas fait un véritable
repas depuis trois jours. J’ai mangé un steak en cinq minutes
à l’aéroport de Copenhague mais j’ai dû
le laisser tellement il était mauvais.
Wein, lui, a le temps de
manger. D’ailleurs, il n’assiste même pas à nos
concerts. Il préfère se balader avec une fille. Pour lui,
la tournée est une partie de plaisir. Si on le forçait à
adopter notre rythme de vie actuel, il n’accepterait jamais d’engager,
dans de telles conditions, l’orchestre qu’il lui arrive de diriger.
Aucun être humain ne peut faire du bon travail quand il ne dispose
pas d’un minimum de temps pour récupérer de ses fatigues.
Ne venez pas ensuite me demander ce qui est arrivé à mon
trompettiste.
Question
:Votre manière de travailler
aux Etats-Unis est-elle si différente ?
Réponse
:Vous savez, on ne peut pas dire qu’aux Etats-Unis je croule
sous les propositions de travail. Les impresarios ne me portent pas particulièrement
dans leur coeur. On m’a fait une réputation qui ne m’aide
pas beaucoup à obtenir des engagements. On a dit que je passais
mon temps à créer des ennuis, que j’aimais me battre;
je ne sais plus trop quoi encore. D’accord, je me suis battu mais
c’était il y a de nombreuses années et dans des situations
bien particulières. Je fais allusion à ce qui est arrivé
avec Jimmy Knepper.
J’ai eu longtemps ce musicien dans ma formation
et je peux affirmer que je le connais bien. C’est l’un des plus
grands drogués que je connaisse. Je lui ai cassé la gueule
le jour où je l’ai découvert dans ma propre salle de
bains en train de se piquer. Nous sommes allés en justice mais,
bien sûr, c’est lui qui a gagné le procès. C’est
lui que les juges ont cru parce qu’il est blanc. Que croyez-vous
qu’il serait arrivé si les rôles avaient été
inversés, c’est-à-dire si j’avais fait ce dont
Jimmy Knepper s’est rendu coupable? Eh bien! moi qui suis noir, je
serais probablement en tôle à l’heure actuelle.
Je me suis aussi battu, quelques années
auparavant, avec Jackie McLean. A cette époque, il était
continuellement camé et il disparaissait fréquemment plusieurs
jours de suite sans donner de ses nouvelles. Ce fut la cause directe de
notre dispute. J’avais été engagé dans un club
pour deux semaines mais, au bout de quelques jours, j’ai été
renvoyé par le patron de cette boîte qui me tint responsable
de l’absence de McLean. Lorsque celui-ci se décida à
revenir, ce fut pour m’entendre dire qu’il ne faisait plus partie
de l’orchestre. Il n’a guère semblé apprécier
ma décision puisqu’il a tout de suite sorti de sa poche un
couteau et a cherché à m’atteindre. Il m’a, du
reste, entaillé un doigt. Mais aujourd’hui, toute cette histoire
est bien oubliée et Jackie est devenu mon meilleur ami. Il me considère
comme son propre frère et aime à répéter à
qui veut l’écouter que je lui ai sauvé la vie en l’aidant
à se tirer du pétrin dans lequel il était à
cette époque.
La drogue est, d’ailleurs, une des
plaies de ce métier. Parce que Charlie Parker se droguait, beaucoup
de jeunes musiciens se croient obligés de faire la même chose,
persuadés qu’ils sont que la drogue est indissociable de la
bonne musique. Le drame, c’est qu’effectivement le Bird a, sous
l’emprise de la drogue, enregistré un tas de bons disques.
Tous ces types qui mènent une vie sordide en ont tiré la
conclusion qu’il ne pouvait pas bien jouer quand il ne se droguait
pas.
C’est lamentable. Tous leurs efforts devraient porter plutôt
vers une mise en condition physique de leur corps aussi parfaite que possible.
Ils auraient intérêt à imiter un musicien comme Rollins
qui, parce qu’il vit sainement, est actuellement un géant
en pleine possession de ses moyens. Malheureusement, la presse s’est
mêlée de toute cette histoire et a identifié tous
les musiciens à des drogués. Parker n’a jamais été
arrêté pour usage de stupéfiants. Camarillo, c’était
une simple question médicale sans rapport avec la police. Ainsi,
sous la plume des journalistes, Armstrong est devenu "Oncle Tom"mais
aussi "Le drogué" , Gillespie est devenu "The crazy
". Ils ont fait de nous de véritables singes.
Question
: Ne croyez-vous pas que cette
attitude de la presse américaine concerne tous les musiciens de
jazz, même blancs? Rappelez-vous le scandale causé par l’arrestation
de Getz...
Réponse
: Ne me parlez pas de Stan Getz. Moi, je ne veux m’occuper que
du musicien de couleur qui, faute de liberté, ne peut pas travailler
là où il le voudrait. Getz gagne un million de dollars dans
les studios d’enregistrement. Il peut jouer où bon lui semble
alors que nous, nous en sommes réduits à jouer dans des
porcheries. Tout cela parce qu’on nous désigne sous le vocable
de musiciens de jazz. Quand vous me classez dans la catégorie «
jazzmen », vous limitez automatiquement mes possibilités
de travail. Je ne veux pas que ma musique soit appelée jazz.
Savez-vous
ce que cela veut dire, jazz ? A la Nouvelle-Orléans, to jazz
your lady cela vent dire b... votre petite amie. Je ne veux pas que
les critiques appliquent ce mot à ma musique. Qu’ils aillent
plutôt se faire « jazzer» ! Ma musique est une oeuvre
de beauté qui n’a rien à voir avec ça... Cette
expression pornographique ne concerne pas la musique, pas plus d’ailleurs
que l’amour. Lorsque je couche avec une femme, je ne la b... pas,
moi, je lui fais l’amour. Le coït sans affection, à la
sauvette, avec une p... ? Très peu pour moi ! Ma musique, c’est
pareil. Elle a la beauté d'une femme qui ouvre les jambes. De l’amour
véritable. Pas de pornographie.
Question
: Est-ce pour ces raisons de
terminologie qu’il y a quelques mois vous appeliez votre musique
rotary perception ?
Réponse
:J’ai le droit d’appeler ma musique comme bon me semble.
N’importe quel Blanc a bien le droit de le faire; pourquoi pas moi
? Je vous répète une fois de plus que je ne joue pas de
jazz. Appelez cela de la m... si cela vous fait plaisir. La rotary
perception est une sorte de rythme circulaire que nous avions mis
au point, mon batteur et moi. Je ne peux pas vous en donner une définition.
Cela ne s’expliquait pas; cela se sentait. Nous avons pratiqué
ce style dans plusieurs boîtes : au Show-place, au Copa
City entre autres. Mais nous n’avons pas eu l'occasion d’enregistrer
un seul disque qui l’illustre. Aujourd’hui, nous l’avons
abandonné pour nous tourner vers une autre forme de swing.
Question
:De quelle manière parvenez-vous
à traduire dans votre musique vos émotions, vos sensations
du moment ?
Réponse
:Pour moi, la musique est un langage au sens propre du terme. Il
y a quelques années encore, je me servais du langage parlé
avec beaucoup de difficultés. Ma bouche avait bien du mal à
traduire mes pensées. Depuis, j’ai fait beaucoup de progrès
dans ce domaine mais ma contrebasse demeure mon mode d’expression
favori. Je peux parler en musique. Je ne sais pas si vous vous rendez
compte exactement des possibilités de mon instrument. Je vais vous
donner un exemple précis. Il y a quelque temps, mon psychanalyste,
le docteur Finkelstein, s’est livré à la petite expérience
suivante. Il a écrit sur un bout de papier la phrase « Mingus
I think is a genius », phrase volontairement incorrecte puisqu’il
aurait dû écrire : « I think Mingus is a genius. »
Puis il m’a demandé de tenter de traduire cette phrase sur
ma contrebasse. J’ai d’abord joué ce qui me semblait
le mieux correspondre à l'idée choisie, à un jeune
saxophoniste qui venait d’entrer dans ma formation et qui, peut-être
pour cette raison, n’a rien compris.
J’ai refait la même
expérience sur Dannie Richmond, le batteur qui joue avec moi depuis
plusieurs années. Dannie a demandé à écouter
une seconde fois puis m’a dit : « Je ne saisis pas parfaitement,
mais je crois avoir reconnu les mots "Mingus"et "génie
", quelque chose comme "Mingus est un génie", mais
la phrase me paraît incorrecte. Il doit y avoir quelque chose d’inversé
! » Voilà. Si vous ne me croyez pas, je peux vous donner
l’adresse du docteur Finkelstein et il vous confirmera sans peine
ce que je viens de raconter. Avant cette expérience, il avait du
mal, lui aussi, à imaginer qu’il soit possible de parler au
moyen d'une contrebasse. C’est pourtant ce que je fais tous les jours.
Je suis le premier à avoir dompté le langage musical. Non,
excusez-moi, j’oubliais Parker qui avait commencé avant moi.
Avez-vous remarqué que le Bird aimait à s’exprimer
en courtes phrases qui, pour ceux d’entre nous qui savaient écouter,
étaient parfaitement claires ? Nous étions ainsi un petit
nombre à qui le Bird "parlait". Bud Powell, Fats Navarro.
Regardez Bud aujourd’hui. Quand il joue, on a toujours l’impression
qu’il attend que quelqu’un lui dise quelque chose, musicalement
parlant. Eh bien ! moi, je sais parler à Bud. Si j'avais la possibilité
de jouer avec lui, je l'aiderais beaucoup à se rétablir
musicalement et aussi corporellement. La musique est capable, presque
à elle seule, de faire vivre les gens. Elle peut les rendre heureux,
les faire pleurer, aimer et même s’entretuer. Mais, pour obtenir
ce résultat, il faut amener son corps au niveau de la musique.
Pour ma part, je travaille avec mon batteur presque en état d’hypnose.
Quand nous jouons ensemble, nous sommes véritablement en état
de transe. Dès que je commence à jouer avec Dannie Richmond,
je suis sûr qu’il va se passer quelque chose. C’est fantastique
de le sentir ressentir en même temps que moi les mêmes choses.
Question
:Croyez-vous qu’Ornette
Coleman possède cette sorte de sixième sens musical ?
Réponse
: Ne me parlez pas d’Ornette Coleman. Il y a aux Etats-Unis
un tas de musiciens de son espèce qui sont incapables de lire la
musique et qui ont une approche particulière de celle-ci. Coleman
est un joueur de calypsos. D’ailleurs, il est antillais. Il n’a
rien à voir avec Kansas City, la Géorgie ou La Nouvelle-Orléans.
Il ne fait pas une musique du Sud. Il vient peut-être du Texas mais
il n’empêche que sa famille est "calypso" comme celle
de Sonny Rollins. Tous ces musiciens ont, de par leurs origines, un feeling
tout à fait différent du nôtre. Sonny, au début
de sa carrière, avait beaucoup de difficultés. Il copiait
éperdument le Bird. Maintenant, heureusement, il a trouvé
sa voie et s’est parfaitement réalisé. Pour en revenir
à Omette, il ne peut pas jouer un thème aussi simple que
Body and Soul. Il appartient, comme Cecil Taylor d’ailleurs,
à cette catégorie d’instrumentistes incapables d'interpréter
un morceau avec des accords et une progression parfaitement établis.
Je me rappelle avoir tenté de jouer avec lui. Il y avait avec moi,
ce jour-là, Kenny Dorham et Max Roach. Nous avons attaqué
All the Things You Are mais, au bout de quelques mesures, Omette
Coleman, incapable de garder le tempo et de suivre les accords, s'est
complètement embrouillé. Laissez-le interpréter des
calypsos.
Question
:Souhaitiez-vous que votre récent
disque "Mingus at Town Hall" paraisse sous la forme que nous
connaissons et voulez-vous nous parler des incidents qui ont émaillé
le concert ?
Réponse
: "Mingus at Town Hall" n'était pas à l’origine
un concert mais une séance d’enregistrement ouverte au public.
Ce qui est une nuance. Je me suis toujours rappelé l'impression
que j’avais ressentie en voyant Duke Ellington faire sa première
séance pour Columbia non en studio mais sur la scène d’un
théâtre. J’ai pensé que le public serait heureux
d’assister à la préparation d'un disque telle qu’elle
a lieu dans un studio quand les musiciens jouent en pleine décontraction,
recommencent plusieurs fois de suite le même morceau, fument, boivent
et n’hésitent pas à tomber la veste. Quelque chose
donc de totalement différent d'un véritable concert. J’ai
soumis mon idée aux responsables de ma compagnie et l’on m’a
dit que ma suggestion d’inviter le public était très
acceptable. J’aurais voulu que tout cela soit entièrement
gratuit mais on m’a fait comprendre qu'il y aurait des frais à
amortir. Ce que j'ai su plus tard, c'est que George Wein, qui est un homme
avide, avait fait payer les spectateurs en leur faisant croire qu’ils
allaient assister à un véritable concert de Charles Mingus.
Au lieu de morceaux bien mis au point, les gens ont été
surpris d’entendre quatre ou cinq mesures de temps à autre,
de voir les musiciens s’arrêter à tout bout de champ
puis recommencer ce qu’ils venaient de jouer. Et ainsi de suite.
Auprès du public, ce soir-là, je suis passé pour
un fumiste. J’espère que j’ai montré, avec un
disque comme "The Black Saint and the Sinner Lady ", que je
ne suis ni idiot ni malhonnête.
Question
: Vous n’êtes plus
sous contrat avec la firme Impulse ?
Réponse
: Non. Je n’enregistre plus chez Impulse et n’ai plus l’intention
de le faire. Cette compagnie n’a pas tenu les promesses qu’elle
m’avait faites. Je devais signer avec ses dirigeants un contrat de
15 000 dollars mais je me suis aperçu à temps qu’il
n’avait pas été prévu de garanties financières
sur la vente de mes disques. D’autre part, il est inadmissible qu’une
compagnie comme Impulse ne soit pas parvenue à vendre simplement
autant de disques que ne l’a fait, il y a neuf ans, Debut, ma propre
compagnie. R.C.A., elle, est bien arrivée à vendre très
bien "Tijuana moods", un disque pourtant enregistré il
y a de nombreuses années. Elle en a vendu presque dix fois plus
que mes enregistrements récents chez Impulse ou Columbia. Les dirigeants
de ces compagnies sont des incapables et des voleurs. D’ailleurs,
lorsque j’ai voulu savoir comment marchait la vente de mes disques,
Columbia a refusé de me faire voir ses comptes.
Par ailleurs, je ne suis pas satisfait
de mes enregistrements. Je n’oublie pas, certes, que les musiciens,
qui n’arrivent pas à jouer ce que je leur demande et qui modifient
des notes par-ci par-là, ont une grande part de responsabilité,
mais les véritables coupables sont, encore une lois, les compagnies
Pour ne vous donner qu’un seul exemple, après l’enregistrement
de "The Black Saint", Bob Thiele, le directeur de la séance,
égara les bandes magnétiques sur lesquelles figuraient les
meilleures versions de ce qui devait être la face B du disque. Il
poussa l’audace jusqu’à prétendre que ces bandes
n’existaient pas ! J’ai passé des nuits à recomposer
la face manquante à partir des autres prises utilisables. Quant
tout fut fini, les bandes magnétiques disparues furent retrouvées.
Question
:Approuvez-vous la manière
dont a été utilisée votre contribution musicale au
film de John Cassavetes « Shadows »
Réponse
: Je n’ai absolument rien à voir avec la bande sonore
de ce film. J’ai bien écrit quelque chose mais je n’ai
pas pu venir à bout de mes projets. Nous n’avons pas passé
plus de trois heures dans le studio où la musique devait être
enregistrée. Juste le temps d’interpréter quelques
mesures. C’est tout. J’ai laissé tomber parce que nous
ne sommes pas parvenus à nous mettre d’actord sur les questions
financières. Cassavetes s’est approprié la musique
jouée par le saxophoniste ténor qui était alors dans
ma formation. Il est certain que je serais très content de travailler
pour le cinéma mais à condition de disposer de tout le temps
nécessaire. Ce que j’aimerais, c’est ne préparer
qu’une partie de la musique puis compléter ensuite en improvisant
pendant qu’on me projetterait le film. Je crois que ma musique pourrait
rendre service à de jeunes metteurs en scène car elle doit
pouvoir mettre en valeur n’importe quel message social ou religieux.
Beaucoup de types m’ont demandé de mettre sur pied une partition
musicale mais ils m’ont fait des tas de promesses qu’ils n’ont
pas tenues.
Question
: Vous avez demandé à
un psychanalyste...
Réponse
: Arrêtez. Pas la peine de continuer. Je connais votre question.
Si j’ai voulu que le docteur Pollock rédige les notes pour
la pochette de "The Black Saint ", c’est parce que j’estimais
qu’il pouvait le faire tout aussi bien, sinon mieux, que la plupart
des critiques de jazz. Ceux-ci sont tous des menteurs. La prochaine fois,
je ferai écrire ces notes par un chauffeur de taxi ou mon concierge;
c'est-à-dire des gens qui ne sont pas du métier, des gens
susceptibles d’aimer ma musique même s’ils ne savent pas
pourquoi ils sont attirés par elle. Oui, je vais agir ainsi à
partir d’aujourd’hui. Et toutes les compagnies devraient m’imiter.
Les critiques actuels forment une belle bande d’enfoirés.
Ils se prennent pour des dieux. Parce qu’ils sont capables de reconnaître
les meilleurs musiciens, ils croient qu’ils ont le meilleur sens
critique. Suffit-il de reconnaître les meilleurs plats pour être
nécessairement un fin gastronome? Je me demande pourquoi les compagnies
d’enregistrement font encore appel à eux. Pour quel journal
travaillez-vous ?
Question
:Pour la revue Jazz Magazine...
Réponse
: Qu’est-ce que c’est que cette revue ? Sans doute un truc
à 50 cents. Que personne ne lit. Seules ont une importance des
revues comme Life ou Time magazine mais malheureusement
les articles qu’on peut y trouver concernant le jazz sont écrits
par des incapables. Les revues de jazz n’intéressent personne.
Vous, vous faites cette interview sans doute pour gagner de l’argent
et Jazz Magazine va faire un bénéfice en la publiant.
Tout le monde se fait de l’argent sur le dos des musiciens. Je suis
prêt à changer immédiatement de travail avec vous,
si vous le désirez. J’aurai une secrétaire et je prendrai
du bon temps avec elle.
Question
:Pourquoi jouez-vous de plus
en plus fréquemment du piano dans vos enregistrements récents
?
Réponse
: Non. Je ne crois pas que j’utilise le piano plus fréquemment
qu’il y a quelques années. Si j’ai tenu à introduire
moi-même un des thèmes de The Black Saint, c’est tout
simplement parce que j’en avais envie. Je viens par ailleurs d’enregistrer
tout récemment un album de piano solo. Les pianistes, en général,
interprètent mal ma musique. Ils se trompent souvent dans les accords.
Quand c’est moi qui m’installe au clavier, iI n’y a plus
de problèmes. Je ne joue pas du piano comme un pianiste mais plutôt
comme un compositeur. De toute façon, je n’ai pas de mal à
jouer mieux que la plupart des pianistes modernes. Si l’on excepte
Jaki Byard et, naturellement, Bud Powell, la majorité des pianistes
d’aujour-d’hui n’ont pas de main gauche. Moi, je me sers
de celle-ci et comme j’y mets beaucoup de coeur, j’obtiens un
bon résultat.
Question
:On raconte que...
Réponse
: Pourquoi regardez-vous sans arrêt votre b... de papier. Etes-vous
incapable de me poser une question sans avoir recours à lui ?
Question
:S’il nous arrive de temps à autre de regarder cette
feuille, c’est afin d’éviter d’oublier de vous poser
certaines questions. Voulez-vous arrêter là cette interview
?
Réponse
: Non. Mais ce genre de conversation ne me plaît pas beaucoup.
Puisque cela vous intéresse que je parle, je vais parler. Si vous
voulez, je peux vous dicter un livre. Je ne comprends pas pourquoi vous
voulez connaître ma façon de penser. Enfin, continuons.
Question
:Est-il exact que votre partie
de basse dans le disque "Concert at Massey Hall" avec Charlie
"Chan" ait été réenregistrée en
studio comme certains l’ont prétendu ?
Réponse
: C’est faux. La majorité des morceaux provient bien
du concert. Seul a été enregistré à part All
the Things You Are avec Billy Taylor au piano. Peut-être également
un autre morceau. De toute façon, en quoi cela peut-il bien intéresser
vos lecteurs ?
Question
: Monk nous a dit que Parker
lui avait volé une partie de sa musique. Que pensez-vous de cette
affirmation ?
Réponse
: Parker n’a rien volé à personne. Quand il est
arrivé au Minton’s, il y avait déjà plusieurs
années que son style était au point. Moi-même, j’ai
encore des partitions que j’ai écrites en 1939, à une
époque donc où Monk n’avait même pas encore composé
'Round Midnight. Un de ces morceaux, Smooch, a été
enregistré il y a huit ans par Miles Davis. En poussant jusqu’à
l’extrême, je pourrais prétendre que Monk m’a volé
l’idée de Round’ Midnight. Mais, en réalité,
personne ne prend rien à personne. Si quelqu’un a volé
quelque chose à Monk, ce n’est sûrement pas moi. Je
ne possède aucun disque de ce musicien. J’ai d’ailleurs
très peu de disques chez moi. Quelques-uns enregistrés par
Duke Ellington et qui m’ont été donnés par Jimmy
Blanton. Les gens croient que je suis né à New York. En
fait, je viens de la Californie, c’est-à-dire d’un pays
où, il y a encore quelques années, les gens ne savaient
pas ce que c’était qu’un tourne-disque. Ils n’avaient
jamais entendu parler de Parker ou de Monk avant les années cinquante.
Pour ma part, je dois dire qu’à cette époque, je n'aimais
pas beaucoup le Bird. Je lui préférais de beaucoup un musicien
comme Buddy Collette. C’est ma femme Celia qui, elle, adorait Parker,
qui m’a peu à peu converti. Elle était prête
à me larguer si je ne me mettais pas à apprécier
Parker et Monk. Je dois dire, à ma décharge, que je n’ai
jamais beaucoup goûté la musique de drogués. Elle
a une sonorité qui m’ennuie. Je n’ai aucune sympathie
pour les gens qui éliminent leurs problèmes au moyen des
stupéfiants. Moi, je veux faire face à mes problèmes
jusqu’à ce que ce soit ma vie qui les élimine d’elle-même.
Question
: Ne pensez-vous pas que la condition
des Noirs aux Etats-Unis soit en train de s’améliorer peu
à peu ?
Réponse
: Sur le plan du spectacle, il n’y a pas l’ombre d'une
amélioration. Pour ne considérer que le domaine de la trompette,
il y a deux cents trompettistes noirs qui crèvent de faim pour
un Miles, un Dizzy ou un Armstrong qui arrivent à travailler. Les
jeunes musiciens en sont venus à détester le jazz qui les
maintient dans l’obscurité et les empêche de gagner
leur vie. Ils se considèrent maintenant comme des musiciens symphoniques.
Quand Ed Sullivan emploie un orchestre de trente musiciens, vous êtes
assurés de ne pas y rencontrer un seul instrumentiste de couleur.
Les musiciens, les comédiens, même les clowns, sont de race
blanche. Quand j'ai débuté dans ce métier, on m’a
fait passer une audition. Il y eut une sorte de petit examen. Je n’étais
pas le meilleur mais j’étais le second. Or, ils ont retenu
le troisième qui était blanc mais ne se sont pas intéressés
à moi. Ce jour-là, j’ai failli tout laisser tomber.
Question
: Comment réagit un auditoire
blanc aux Etats-Unis quand vous interprétez "Fables of Faubus" ?
Réponse
: Jusqu’ici. la plupart de la musique a été écrite
pour les Blancs. Ce n’est que très récemment que l’on
a commencé à écrire de la musique qui parle au peuple
noir et essaie de prendre sa défense. Les choses ont bien changé
depuis la naissance de cette musique de prostituées appelée
jazz. Celui-ci s’adressait alors essentiellement aux gangsters dont
la vie dissolue n'engendrait pas particulièrement la beauté.
Et puis, peu à peu, sont apparus des hommes qui ont tenté
de prendre position, de montrer ce qu’il y avait de malsain chez
certains Blancs, ces capitalistes qui exploitent l' Américain blanc
de seconde classe et l'Américain noir de troisième classe
pour faire de ce dernier son esclave.
La société dans laquelle
nous vivons est gouvernée par une race de seigneurs qui s'opposent
à ce que le Noir soit libre. Dans notre monde actuel, la liberté
c’est le fric. Et il en sera ainsi tant que les capitalistes nous
dirigeront. Non, je ne suis pas communiste. Dans ma vie, je n’ai
rencontré qu’un petit nombre d’Américains qui
soient dignes de ce nom. Les autres ne m’aiment pas car ils sentent
que je connais leur manière de procéder. Je suis capable
d’identifier au premier coup d’oeil le Blanc qui, hier encore,
vous demandait de décamper du trottoir sur lequel il se trouvait.
Aujourd'hui je peux marcher du même côté que le Blanc
mais, en fait, les choses n’ont guère changé. Maintenant,
dans beaucoup de domaines, c'est pire qu’avant.
Vous avez sans doute
entendu parler de Malcolm X et des Black muslims ? Eh bien ! ils
se conduisent souvent comme des bébés en comparaison de
l’état d’esprit de certains Noirs américains.
A New York, très souvent, il arrive aujourd’hui qu’un
Blanc qui essaie de monter dans un taxi conduit par un Noir s’entende
répondre : « Tire-toi de là, espèce de c...
» Beaucoup de nous ont envie de tuer parce qu’on nous a traités
comme des animaux et qu’on a employé à notre égard
des manières fascistes. Vous me demandiez à l’instant
si notre situation allait s'améliorer. Bien sûr, elle va
devenir très bonne mais, pour cela, il faut d’abord qu’ils
exterminent un million des nôtres comme les Nazis l’ont fait
pendant la dernière guerre avec les Juifs.
Dans le Sud, ils ont
construit des prisons où les Blancs qui viennent manifester aux
côtés des Noirs sont séparés de ceux-ci. Eric
Dolphy vient de me faire lire un article dans lequel on révèle
que ces prisons sont entourées de réseaux de fil de fer
électrifié, exactement comme les camps de concentration
allemands. Si nous continuons de manifester et de réclamer la liberté,
ils vont nous brûler en nous jetant sur le corps de l’essence
enflammée. Je parle des Blancs du Sud et non de ceux de New York
qui, pour la plupart, ne nous veulent pas de mal, niais pas de bien non
plus. Ils ne désirent pas notre mort mais ne sont pas désireux
de nous accepter. Je crois qu’ils nous détestent. Je suis
même persuadé qu’ils nous détestent.
Un chauffeur
de taxi me disait l'autre jour : « Je pense que les Noirs poussent
trop loin leurs revendications. » Trop loin ? C’est son
opinion. D’autres Blancs nous demandent pourquoi nous ne restons
pas à Harlem. Mon fils a vingt ans et a fréquenté
pendant deux ans une université dans laquelle il a poursuivi des
études de peinture. Il croit qu’il est devenu très
savant parce qu’on lui a dit qu’il pouvait peindre, chanter
ou danser mais, en réalité, on ne lui a rien appris du tout.
Ils essaient de nous maintenir dans l’ignorance la plus complète.
Seuls parviennent à se débrouiller ceux qui ont la chance
de naître dans une famille fortunée. Ce fut le cas pour Paul
Robeson ou Ralph Bunch. Pour eux, il n’y a pas eu de problème.
Leurs parents étaient suffisamment riches pour leur donner l’éducation
de leur choix.
Quant aux autres, on a tout fait pour leur faire ressentir
leur état d’infériorité. J’ai été
marqué toute ma vie par la manière dont on s’est comporté
avec moi lorsque j’étais à l’école. J’avais
une institutrice blanche dont je me rappelle encore le nom, Miss Corik,
qui, un jour, a amené toute sa classe de petits enfants noirs dans
une banque. Elle nous a conduits devant une table sur laquelle étaient
empilées des liasses de billets. Elle nous a alors dit «
Regardez bien cet argent, vous n’en aurez jamais autant. N’essayez
même pas. " Cela vous paraîtra peut-être étrange,
mais les conséquences de cette attitude se font encore sentir aujourd’hui.
Il n’y a pas longtemps, juste avant que j’épouse ma femme
actuelle, j’étais amoureux d’une personne dont j’ignorais
totalement les ressources financières. J’avais vraiment le
béguin pour elle. Mais, dès l'instant où j’ai
appris qu’elle était très riche, je suis devenu incapable
de la prendre dans mes bras. C’était comme si on m’avait
coupé les c...
Les Blancs nous tiennent par l’argent. Avez-vous
déjà vu un Noir sur un billet de banque ? Non seulement
un type comme Rockefeller ne paie pas d’impôts mais, par-dessus
le marché, l’argent que, nous, nous payons, lui revient. Tant
que ces gens seront au pouvoir, rien ne sera bon pour nous. Paul Robeson
n’était pas communiste mais on l’a tellement traité
de communiste que sa seule chance de salut fut justement de le devenir.
Il n’empêche que Robeson est le Noir américain le plus
précieux pour notre pays. Avec Martin Luther King. Celui-ci est,
à mon avis, le seul qui pourrait prendre la succession du président
Kennedy lâchement assassiné par les Nazis du Sud. En le tuant,
ils ont tué un saint. S’il le voulait, le Blanc pourrait entretenir
des relations de bon voisinage avec les autres races mais, quand il est
arrivé dans ce pays, il a préféré exterminer
les Indiens plutôt que de les intégrer. Comment voulez-vous
que nous n’ayons pas remarqué cet état de choses? Pourtant,
on a tout fait pour nous laver le cerveau. L’institutrice dont je
vous parlais à l’instant nous parlait sans cesse des «
Trois singes ».
Vous connaissez peut-être cette statue...
Elle représente un singe avec les mains sur les oreilles, un autre
avec une main sur les yeux, le troisième avec une main sur la bouche.
Eh bien, elle aurait voulu que tous les petits Noirs adoptent cette attitude
: ne rien entendre, ne rien voir, ne rien dire. Les Blancs avec qui j’ai
pu parler de tous ces problèmes me font penser à des médecins.
Ils nous analysent avec attention à la recherche des effets invisibles
de l’esclavage sur notre personne. Ils sont par ailleurs victimes
de cette sorte de maladie qui consiste à croire qu’être
blanc est un bienfait qui leur est tombé du ciel. Ils portent leur
peau blanche comme d’autres portent leurs décorations.
Voilà les choses que j’aurais
voulu vous dire hier soir au moyen de ma musique. J’avais envie de
jouer à Paris peut-être plus que dans n’importe quelle
autre ville d’Europe. J’ai une amie qui habite Nice. Elle est
venue aux Etats-Unis et m’a assuré que si je venais m’installer
dans ce pays, j'arriverais à oublier toutes mes préoccupations
et peut-être à me sentir libre. Cela serait bien la première
fois. Quant à vous, c’est par une attitude compréhensive
à notre égard que vous parviendrez à mériter
votre salut sur cette planète. Voilà tout ce que j'aurais
voulu vous raconter lors de mon concert mais, par malheur, les forces
du diable ont abattu Johnny Coles, mon trompettiste. Ne disposant plus
que de deux voix mélodiques au lieu de trois, j’ai dû
y renoncer. J’ai failli en crever. Heureusement, je ne peux pas mourir
encore.

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